Les Voyageurs du Temps
Les photos et les écrits s’inscrivent dans la durée, dans des rencontres, à contretemps, un temps qui disparaît pour réapparaître au fil du temps. Sans nier le temps, il est imaginaire comme une sorte de mirage des évidences qui nous assaillent. Images isolées, rassemblées où chacun prend sa mesure pour revenir aux marges d'un texte qui se déploie, se projette dans la durée, dans des réalités qui nous échappent.
Sans doute convient-il en plein cœur de ce mouvement d'opérer quelques repos musicaux, de faire halte un instant et nous ressourcer dans nos facultés de penser et de laisser libre court à nos « imagine-aire ».
Du Sénégal à l'Islande, de la Jordanie à Chicago, Hervé Laurent photographie des vivants de passage ; des femmes, des hommes, tous libres de leurs mouvements qui animent le plus souvent des paysages aux lignes épurées, presque géométriques.
Bon nombre de ses photos illustre sa réflexion personnelle sur le temps et sa valeur, à l'échelle d'une vie de mortel : l'obstacle indépassable qu'il constitue lorsqu'il ramène les humains à leur condition ou, au contraire, sa vanité à l'échelle des paysages infinis.
À travers son regard, le temps se vit sur différents rythmes et peu importe l'endroit où on se situe sur la planète ; temps suspendu parfois dans la frénésie de la vie. Observez le visage pensif d'une jeune fille dans le Grand Bazar d'Istanbul ou l'attitude rêveuse de cette femme en haut d'un escalier, la tête perdue dans le bleu de l'azur.
Voyez au contraire la nostalgie du temps qui passe sur le visage de la jeune fille turque, en bateau sur le détroit du Bosphore, ou cette faculté stupéfiante de l'homme qui dormait dans la roche de se placer hors du temps. Ou encore la soif de vivre dans son temps, d'être au cœur de sa propre vie avec la mariée de Central Park qui court, en godillots, tout en beauté vers son amour.
Sur ses photos, faites de clins d'œil pour certaines, contemplatives pour d'autres, Mathilde Pradier écrit de petites fictions intimes, en sujet libre.
Ses textes n'ont aucune vocation documentaire sur les lieux et les conditions de vie des sujets photographiés. Ils sont inspirés par l'émotion que dégage l'image et racontent l'histoire imaginaire des personnages.
Une tristesse perceptible dans un regard perdu dans le vide ? Deux mains se joignent devant un beau visage ? Elle laisse courir sa plume. Ces textes brodent à partir d'un détail ou d'une attitude qui proposent une interprétation. Que se passe-t-il dans la tête du jeune garçon qui traîne des pieds derrière ces 3 femmes en boubou coloré, sur le fond sablonneux et laiteux du Sénégal.
Dans les eaux chaudes des sources volcaniques islandaises, qui a donc vécu ce baigneur qui salut, tout sourire, une bière à la main ? Et ces deux ombres noyées dans la brume sur terre et dans le ciel, qu’ont-elles à se dire et à accomplir ?
Et que ressent-on, quand on se presse, encore et toujours, dans l'immensité crayeuse des gorges de Petra ?
Deux formes de voyages se conjuguent dans cette association de photos et de textes : lorsqu'il se déplace partout dans le monde, Hervé Laurent constitue sa bibliothèque d'images, d'odeurs, de beauté des gens et de langage des choses. Mathilde Pradier s'appuie sur ce précieux matériau pour effectuer des déplacements intérieurs et fictifs.
Deux imaginaires et deux passions se croisent
La démarche « les voyageurs du temps » résulte d'une envie de partager cette complémentarité des jeux de lumières et jeux de mots
1 - Merci pour tout
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Merci, merci pour tout.
Il prie, mais pas tout le temps.
Ce qu'il préfère, c'est jouer.
Il adore jouer avec ses amis.
Ils le font rire, il les aime et, avec eux, la vie est plus belle.
Quand ils sont ensemble, il peut tout oublier.
Oublier qu'il n'y a pas beaucoup d'argent, que son frère ne trouve pas de travail et que sa mère s'énerve.
Qu’Aïssatou ne l'a pas regardé, une fois de plus.
Mais tout ça, ce n'est pas très grave.
Si ça devait rester comme ça, ce serait bien aussi.
Alors, il ne sait pas pourquoi, ça le prend. Il s'arrête, il joint ses mains et il prie.
Merci.
Il dit merci, pour tout.
2 - Apocalypse not now
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Apocalypse not now
Aspirés par le vent, les nuages menaçants s'enroulent autour de la montagne noire. Le tonnerre invisible, fait entendre son bruit sourd et grave, et la route s'enlace au relief pour se perdre dans un paysage qui s'éteint.
Un déluge tombe au loin et se rapproche en hurlant.
Vous qui roulez à tombeau ouvert vers cette apocalypse et pourriez passer sans les voir, deux panneaux s'interposent, derniers avertissements avant le néant.
Hé ! oh ! doucement, pas plus de 30 km/h vers la fin du monde. L'éternité approche, mais n'allez pas trop vite. Ne risquez pas une sortie de route, profitez de tout dans la lenteur, tant qu'il est temps.
C'est maintenant qu'on respire et qu'on jouit sans entrave.
La catastrophe viendra bien assez tôt.
3 - C'est assez simple un être humain
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C'est assez simple un être humain
Nous marchions dans le désert du sud de la Jordanie depuis trois heures déjà. Mes amis avaient pris la tête de notre colonne de marcheurs et je m'étais laissé distancers pour profiter de la solitude.
L'effort physique me plongeait dans un état d'euphorie.
Je me mis à examiner toute sortes d'idées agréables et je décidai d'inventorier les plus jolis bonheurs de ma vie.
Les plus belles histoires d'amour me venaient en tête. Je me remémorais tous les instants d'extase des corps et des cœurs, si rares avec un être vraiment aimé.
Puis se présentèrent à mon esprit les meilleurs plats jamais goûtés depuis mon enfance : les sardines farcies à la marocaine préparées par mes grands-parents, le jambon de Bayonne sur la terrasse de la Plancha face au golfe de Gascogne.
De ce voyage, il me reste ce moment hypnotique.
4 - Demain, demain, toujours demain...
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Demain, demain, toujours demain...
Il suit sa mère et ses tantes, et il traîne la savate.
Pourquoi faut-il encore se plier aux volontés de ces femmes ? Quand viendra le temps où il pourra se libérer de leur joug et vivre pleinement sa vie d’homme ?
Il doit attendre.
Attendre de grandir sous la férule de sa mère, maîtresse femme. Elle prend la tête du cortège, suivie à pas pressés de son aéropage sur la plage. Elle réfléchit tout haut, catégorique. Elle ne se laissera pas imposer un prix impossible à répercuter sur son commerce de poisson au détail. Il faudra donc négocier avec les pêcheurs du bord de mer.
La lumière blanche sur le sable éclatant rend leurs peaux plus noires encore.
En queue de peloton, il cligne des yeux, étouffe sous la chaleur. D'une oreille distraite, il écoute ses tantes donner la réplique au stentor maternel.
Pourquoi l’ont-elles emmené ? Pourquoi est-il forcé d'assister au concert de palabres interminables qui feront le fond de sauce de la négociation ?
Il est assez costaud pour convoyer des caisses de poissons, au retour, mais pas assez pour avoir voix au chapitre.
Demain, demain, toujours demain…
5 - Dialogue de moutons
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Dialogue de moutons
- Je ne sais pas vois-tu, si on fait bien de rester là, coincés dans la lande, dans cette monotonie du quotidien qui nous avilit. Je me demande si on n'est pas en train de louper le monde, sa beauté, sa diversité qui fait sa richesse, partout ailleurs. Ça me fait mal de savoir que des choses se passent sans nous dans notre dos.
- …
- Parfois, je voudrais avoir le don d’ubiquité…
- Tu dis toujours « l'herbe est toujours plus vert ailleurs ». Tu ne crois pas que ça trahit une frustration et que tu devrais travailler ce point de ta personnalité ?
- Toujours ta vision psychologisante de l’Univers ! Moi, je ne suis pas comme toi, je ne me fais pas « suivre » par quelqu'un qui m'explique comment je dois penser.
- Pardi, c'est toi qui me suis !
6 - l'illusion sacrée
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L'illusion sacrée
Je rêve d'un palais, assis face à la mer,
Aux murs couverts de livres et aux grands escaliers.
Un endroit triste et beau, où j'aurais fui la guerre,
Qui serait le théâtre de ma jeunesse aimée.
J'y vivrais installée dans mes appartements,
Peuplés des souvenirs de mes plus beaux amants.
Sur ce sol qui sera mien, et sur ma latitude,
J’administrerait seule la teneur des prières.
Elles monteront des cours, orchestrées par des chants
D'opéras magnifiques aux rythmes apaisants.
Et plus question d'honneur, de pleurs, d'ingratitudes,
De rancunes rancies énoncées par mon père,
Et par mes frères et aigris, sûrs d'eux et méprisants
A l'endroit d'une moitié de notre genre humain.
Je prierai, en secret, Allah m'en sera témoin
7 - L'ai-je bien descendu?
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L'ai-je bien descendu?
Là, dans les gorges de Pétra, j'ai décidé, non pas de partir, ce serait trop facile, mais de changer.
Avec le recul, je me demande pourquoi j'ai pris cette décision, à ce moment précis.
Peut-être vivais-je un résumé de ma vie dans le décor des gorges karstiques éternelles, traversées par des hordes de touristes toujours différents, mais en un flot ininterrompu, jamais tari.
À mon échelle, c'était la même chose : des fondements éternels, un mari, des enfants, un boulot …traversés par l'écume des jours, devenus insipides avec l'habitude…
J'ai tourné le dos à ce qui me paraissait convenu et grégaire pour me sentir exister. Libre d'exister.
Inutile de me faire remarquer qu’affirmer une telle chose peut paraître à son tour banal et convenu.
Je sais. Une injonction tacite impose à chacun de concevoir sa vie comme une œuvre. Au moment de solder les comptes avant de partir, on ne se demandera pas : à quoi tout cela a-t-il servi ?
Il faut du temps et de la hauteur de vue pour énoncer une réponse.
Non. On ne se posera qu'une seule question, narcissique, rétrécie, imposée par la fin imminente : le grand escalier de la vie, l’ai-je bien descendu ?
8 - L'ange du bizarre
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L'ange du bizarre
Un ange m'aborda lorsque je me trouvais sur l’esplanade, là où le ciel s'élargit.
Ni fille ni garçon, c'était un enfant plus grand que moi, plus massif et plus puissant.
- N'aie crainte, dit l’lange. Tu ne sais qui je suis, même si au fond, tu savais que je viendrais te donner la clef.
Elle seule te permettra d'accéder à ce qui te manque aujourd'hui. Mais si tu veux savoir, tu devras renoncer à la paix. C'est le prix de la connaissance.
Est-ce la curiosité ? L'envie d'agrandir l'espace de circonvolution de mes pensées, je choisis de savoir.
- Alors, je te révélerai Tout sur la scène du grand théâtre point ne sois pas en retard.
Au milieu des décors somptueux, dans les coulisses de scène du Grand Théâtre, l’ange réapparu.
- Si tu ouvres le rideau, tu connaîtras la vérité.
Poussé par une force venue de nulle part, je passais la tête au travers du drap de velours rouge, rouge sang. De l'autre côté, dans la salle, les fauteuils, rangés côte à côte se taisaient.
L'ange ouvrit largement le rideau et s’avança vers le bord de la scène.
Devant mon air incrédule, son rire résonna dans la salle vide de tout occupant.
- Le secret, le voici. Il faut continuer de jouer, même lorsque le public a déserté la salle. L'histoire continue. Sans lui.
Puis, il recula vers le fond de la scène qui s'ouvrait sur l’esplanade, sous les nuages. Sur ma faim, je me précipitai pour le suivre et l’interroger encore. Mais il m'interrompit d'un geste de la main très doux, tout en me tenant à distance avec sa lance :
- Je ne peux plus rien pour toi, maintenant. Ce sera difficile mais tu n'as plus le choix. A toi de jouer. Cest ton histoire.
9 - L'homme qui pensait dans sa roche
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L'homme qui pensait dans sa roche
Le temps peut s'écouler, et la Terre tourner,
Ce n'est pas son affaire.
Il a laissé la frénésie sur le bord du chemin.
Sans rien de plus urgent à faire
Que de respirer là
Lové dans un écrin géant.
Ses amours l'attendent peut-être, quelque part,
Mais lui connaît les forces de l'esprit,
Celles qui infléchissent le cours des choses,
Dans le silence du jour comme de la nuit,
Sûr que lorsqu'il disparaîtra,
La roche hospitalière existera encore,
Prête à accueillir quelqu'un d'autre que lui.
10 - Is there anybody out there
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Is there anybody out there
Mouvements contraires du relief et des chevaux, comme s'ils étaient incompatibles, aimantés à la répulsion.
A gauche, les montagnes dressent leurs replis complexes vers le ciel, tandis que les cavaliers s'éloignent à toute vitesse vers leur ligne de fuite, à droite.
Seuls éléments de vie, il court le long d'un monde minéral, sans herbe, sans arbres, sans oiseaux et sans papillons. Rien ne pourrait les retenir ou détourner leur attention. Rien, aucune conscience, aucun regard ne pourrait garder trace de leur passage.
Ils ne font que défiler, à vive allure, concentrés, épaules rentrées, sans s'éparpiller.
Car si le paysage coupe le souffle de beauté et de majesté, il s'agit de ne pas moisir là…
11 - La marié de Central Park
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La marié de Central Park
Tu es souvent venue chercher la paix dans Central Park, au milieu des arbres baignés de lumière mordorée.
Au loin, la ville vrombissait, et toi, tu te reposais avant de la retrouver.
New York a mis du temps à t'adopter. Tu l'as dit comme si tu ne voulais pas avouer que tu aurais préféré vivre ailleurs. Alors, tu inventais une personnalité à cette ville qui a fini pourtant un jour par te choisir.
- Pourquoi moi plutôt qu'une autre ?
Indifférente, elle ne répondait pas, trop occupée à jouer son rôle de ville phare du monde. Toi tu voulais juste qu'elle sache que tu t'étais habituée à vivre chez elle, que la vue de ses immeubles, de ses foules, de ses taxis jaunes et de ses excès ne t’effrayait plus.
Tu construisais là quelque chose de familier même si tu avais des milliers de choses à lui reprocher : pourquoi es-tu si dure avec ceux qui sont déjà en manque d'amour ? Pourquoi meurt-on seul chez toi, sous les ponts métalliques du métro ?
Elle te snobait encore : New York est une ville à imaginer. Ni faite pour les gagnants ni hostile pour les faibles. Par centaines de milliers, des hommes ont quitté leur foyer pour inventer ici un rêve universel !
Fais comme eux, invente, aime, pense, propose, partage et embrasse. Voilà l'urgence.
Elle t’a recadré. Elle a ajusté la barre : ni haute ni basse, juste comme il faut.
Et dès cet instant, tu n'as plus pleuré son indifférence. En te tendant la main, elle t'a rendue libre.
Aujourd'hui, tu cours dans Central Park en robe blanche et en godillots vers un mariage avec ton rêve qui deviendra universel.
Invente, aime, pense, propose, partage, embrasse. Ce sera ta part d'éternité.
12 - Le grand bazar
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Le grand bazar
Pois chiches, loukoums, dattes séchées, prunes confites, semoule et couscous, yufka, baklava, riz pilaf, poivre noir, noix, amendes, pistaches, sésame, poudre de cannelle…
Elle disparaît sous un amas de marchandises que personne ne semble vouloir acheter. Une heure déjà s'est écoulée depuis l'ouverture de l'échoppe, et pas un chaland ne s'est arrêté.
Elle espère depuis trop longtemps. Qui pourrait au moins la distraire, croiser ses yeux ?
Un regard, un peu de chaleur, un peu de considération, cela pourrait lui rendre le sourire, l'espace d'un instant.
L’aider à oublier le fardeau d'être soi.
Pour tuer l'oisiveté, dans le Grand Bazar d'Istanbul, sous les guirlandes de piments, elle se concentre sur le vagabondage de ses propres pensées.
Elle observe les idées se former en elle, s'extraire du magma, émerger à la conscience, comme des bulles venues de nulle part. Un travail de Titan à temps plein, un travail si prenant qu'il exclut tous les autres.
Elle est devenue experte dans l’exercice sans fin de l'introspection intérieure, même si ça ne se voit pas, car les yeux des passants s'arrêtent aux amandes et aux noix de cajou grillées qui l'entourent.
13 - On a pas tous les jours 30 ans
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On a pas tous les jours 30 ans
Sjöfn Stefansson est tombé amoureux de Dita Minervudottir le 28 avril 2011. Ce jour-là, l'hiver commençait à lâcher prise. Le jour qui rallongeait sur la plaine du Hevadavorn l'avait poussé à sortir dans le seul bar d’Akureyri.
Tout le monde se connaît en Islande. Il n'y a guère de place pour les surprises où la nouveauté des rencontres. Lorsqu'elle a poussé la porte, Sjöfn a reconnu une ancienne élève du collège, trop petite fille à l'époque pour qu'il s'intéresse à elle.
Mais après un séjour d'études à Paris, Dita revenait.
Quelque chose, en elle, avait changé. Était-ce la rondeur estompée de ses traits qui donnait à son sourire une acuité qui le touchait ou bien cet appétit de vie qui émanait d'elle ?
Dans l’embrasure, elle ouvrait en grand la porte de l'avenir.
Le jour de ses 30 ans, Sjöfn a réuni ses meilleurs amis chez lui pour trois jours de fête. Dita a dansé et après une nuit démente, ils ont plongé dans les eaux chaudes du volcan.
Sjöfn savourait son bonheur. Il savait qu’il était heureux. Il savait qu'elle en était la cause, et tandis qu'elle restait sur le bord du lac, il l'invitait, une bière à la main : « A nous ! ».
14 - Pas la tête à ça
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Pas la tête à ça
Le marin, saoul, imbibé du matin au soir, même à la fin d'une journée de pêche, a abandonné son bateau. Il s'est échoué, et comme s'il avait eu un accident sur le bord de la route, il a jeté les clés du bateau à la mer et il est rentré chez lui.
Alors le vieux rafiot pourri reste en rade dans une des passes de la baie, car cette ville d’Islande qui souffre en silence sous la dureté du climat et des temps qui courent, n'a vraiment pas la tête à son sauvetage.
C’est une grosse ville, presque une métropole. On y trouve tous les commerces modernes, des églises pour sauver les âmes et les coiffeurs pour sauver les apparences.
On s'y lève de bonne heure le matin pour travailler et survivre. On y commande des choses sur internet.
Grâce à la toile, on n'est plus coupé du monde comme avant : le regard n'est plus bloqué par la morne ligne d’horizon. On absorbe des infos du monde entier.
Mais on sait que la crise mondiale touche autant l'agriculteur du Kansas que ceux qui n'arrivent plus à survivre là. Les banques n'ont plus d'argent à prêter, ici encore moins qu'ailleurs.
Les malheurs n'arrivent jamais seuls.
15 - Chicago bulle
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Chicago bulle
Dans mon souvenir, les tours de Chicago se tordent et se penchent sous l'effet du vent. On l'appelle Windy City à cause des brises et blizzards venant du lac Michigan. Ils balayent la ville, la vitrifient en hiver, la rafraîchissent par temps clair en été. Il ne se passe pas un jour dans cette ville où l'on ne sent pas la caresse ou le fouet du vent sur son visage.
Je devais avoir 5 ou 6 ans. Il faisait une chaleur étouffante. Ma mère et mon beau-père m'avait emmené sur le bord du lac pour tremper mes pieds. Sur le chemin du retour, nous avions traversé l’esplanade du Loop, ce quartier au sud de Chicago River. C’est un endroit immense, vide de sens pour le petit garçon que j'étais, bordé des plus hautes tours de l'architecture mondiale.
Brusquement, mon beau-père voulut prendre ma mère en photo. Il se tordit de manière grotesque pour regarder dans le viseur et m'ordonna de m'éloigner car il ne voulait pas que j’apparaisse dans le cadre.
Je m'exécutai gauchement. J’avais l'impression qu'il me volait ma mère.
Je ne sais si cette scène a vraiment existé ou bien si c'est le fruit de ma jalousie maladive.
Il me reste cette bulle, hors du temps, déformée par ma mémoire d'enfant.
16 - Rêve d'un baiser dans un coin de paradis
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Rêve de baiser dans un coin de paradis
Jour de printemps à Istanbul. Entre son père et sa mère, sur le navire qui passe devant le palais de Dolmabahçe, au cœur du détroit du Bosphore, Sevda Basgöz s’accoude au bastingage.
Son fantôme est sorti d'elle-même… pour embrasser son amour Etham Kémal.
La bouche du jeune homme semble se fondre dans la sienne. Durant leur séance de baisers, de plus en plus longues, un liquide doux comme du miel s’accumule dans l'énorme grotte formée par leurs bouches réunies, une contrée enchanteresse relevant du monde du rêve.
A travers le kaléidoscope de ses souvenirs, Sevda contemple ce chatoyant pays comme si c'était le paradis.
Parfois, l'un aspire la lèvre inférieure de l'autre et semble lui dire « tu es à ma merci ».
En refaisant ce geste, Sevda entrevoit au même instant combien il serait voluptueux d'abandonner ses lèvres mais aussi tout son corps au bon vouloir de cet être aimé.
Soudain une grande tristesse l'envahit : pourquoi pas tout de suite ?
17 - Mystère rouge et bleu
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Mystère rouge et bleu
Je montais un escalier interminable qui tournait sur lui-même pour s'élever vers le ciel.
J’aimais et je détestais monter jusqu'à cet endroit, ce lieu oublié aujourd'hui, mais qui m'attirait. J’y retournais sans cesse sans m'en expliquer la raison.
Aujourd'hui, je sais qu’au sommet d'un perchoir rouge, ma tête se perdant dans le bleu de l'azur, se jouait en moi une rivalité intime, acharnée et colorée aux confins du rouge et du bleu.
Rouge pour l'attrait du divin et le plaisir du corps, les deux versants de l'amour qui m'embrasent tour à tour.
Bleu pour mon penchant malléable et doux, comme la musique elle-même du mot, calme, atténuée. Cet aspect de ma personnalité qui ne fait pas de vague.
Rouge pour celle qui monte au sommet jusqu'à la dernière marche, celle qui culmine le paysage et s’arroge les signes du pouvoir
Bleu ,lorsque docile et disciplinée, je me fonds dans le paysage, sans vouloir me faire remarquer.
Il m'a fallu du temps pour aimer cette composition intérieure sans mélange du rouge éclatant, interdit et dangereux, et du bleu timoré, plein de secrets et de ressources à venir.
18 - C'est aujourd'hui l'enfer
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C'est aujourd'hui l'enfer
Nous sommes deux survivants.
Je n'ai aucune idée du drame qui a pu dénuder la terre au point de nous jeter sur les chemins à la recherche de racines qui déchaussent nos dents.
Il n'est pas loin le temps où nous allons nous entre-tuer pour dévorer les restes de l'autre, et survivre.
Survivre, mais pour combien de temps et pour quoi faire ? J'avais lu, du temps de l'ancienne ère, un roman qui décrivait cette exacte fin du monde. La réalité dépasse toujours là fiction, si bien qu'aujourd'hui j'ai vu bien pire que les parcs d'esclaves humains gardés comme des réserves vivantes de nourriture ou d'organes viables.
Les brumes qui s'échappent de terre annoncent le jugement dernier.
L’être suprême va surgir et ce sera la seconde fin du monde. Elle me précipitera dans le trou de l'enfer et je n'aurai rien à faire valoir pour mon salut que mon application à rester clément dans un monde sans âme.
Au moment précis où il apparaît, son ombre immense se détache du fond de la montagne. Un bruit assourdissant sature l’atmosphère…
…Et je me réveille.
19 - Photo sans texte
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20 - Photo sans texte
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